Des responsables de l’UE ont profité de la nouvelle Commission Européenne pour demander la création d’un fonds d’investissement de milliards d’euros pour financer les pépites de la tech et défendre la souveraineté européenne. Une proposition qui fait débat et soulève de nombreuses questions du côté des entrepreneurs.
Face à la domination toujours plus écrasante des Gafa et des géants de la technologie chinois, l’Europe perd chaque jour un peu plus sa souveraineté numérique. Outre la fuite massive des talents à l’étranger, une majorité des start-up les plus prometteuses du Vieux Continent se voient rachetées par les géants américains de la technologie. Pour tenter de stopper cette hémorragie, des fonctionnaires européens ont remis un plan radical de 173 pages à la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, dans lequel ils proposent la création d’un méga fonds d’investissement de 100 milliards d’euros pour soutenir les sociétés à fort potentiel.
Ce dernier a pour objectif de faire naître des géants de la tech européens qui seraient capables de développer des technologies de rupture et de nouveaux standards internationaux. Cybersécurité, Intelligence artificielle, stockage d’énergie, ou encore l’industrie spatiale figurent en tête des secteurs à haut potentiel identifiés par les fonctionnaires. Ce fonds qui serait alloué par le budget européen pour l’innovation et la recherche nécessiterait non seulement l’approbation du Parlement européen, mais également de chaque gouvernement des 28 pays membres de l’UE.
Quels enjeux pour les entreprises ?
Pour les entreprises potentiellement concernées, ce projet est plutôt bien perçu, mais il soulève toutefois des questions de gouvernance, de souveraineté et de vision stratégique. Frans Imbert-Vier, PDG d’Ubcom, voit ce fonds d’un bon œil, mais à certaines conditions : « C’est la première fois que l’Europe engage une vraie démarche qui va permettre de rattraper un retard immense de l’ensemble de l’économie européenne sur les Américains, les Russes et les Chinois. On a vraiment des brevets extraordinaires et des supers idées notamment dans le développement des nouvelles technologies, que cela soit dans le big data, l’IA, ou l’IoT, mais elles proviennent de toutes petites pépites qui se font immédiatement absorber par des fonds étrangers. Grâce à ce fonds, l’Europe pourrait retrouver une certaine souveraineté, mais c’est toutefois suspendu à certaines conditions. Est-ce qu’une société qui reçoit des fonds ou qui reçoit une subvention européenne est autorisée à céder tout ou partie de son capital à une puissance étrangère. Lorsqu’une société est subventionnée à plus de 51 % par des fonds publics en Californie, elle n’a pas le droit de se vendre à une puissance étrangère si elle ne les rembourse pas. Il n’y a pas de raison que cela ne soit pas le cas en Europe, mais à ma connaissance, rien n’est prévu à ce sujet. »
Pour Jean-Christophe Conticello, fondateur de Wemamity et entrepreneur chevronné, un fonds d’investissement public n’est pas la priorité. « Avant de penser à un fonds à 100 milliards, dont les critères d’attribution seront forcément très critiqués, est-ce qu’il ne serait pas plus important de créer une Europe fédérale avec une législation commune pour les entreprises. En tant qu’entrepreneur, j’aimerais avoir une sorte de passeport européen avec lequel j’aurais la possibilité de créer une société européenne, et non pas une pour chaque pays de l’UE comme c’est le cas actuellement. Ce serait pareil pour les sociétés américaines et étrangères qui auraient une société à créer en Europe, peu importe le pays, et dont les conditions salariales, législatives, etc., seraient les mêmes. »
Une autre question essentielle que se pose la plupart des entrepreneurs par rapport à la création d’un tel fonds est de savoir comment et à qui va distribuer cet argent. « Il serait important que des entrepreneurs soient impliqués dans ces sujets d’investissements publics massifs pour driver les financements. En France et en Europe, on manque parfois de vision à long terme. Sachant que les choix politiques sont souvent motivés par une vision court-termiste et qu’ils n’ont pas forcément les compétences pour identifier les sociétés à fort potentiel dans le secteur technologique, certains entrepreneurs ou d’autres experts pourraient apporter une vision à plus long terme. Je pense qu’il serait indispensable de les intégrer dans la construction de ce fonds », souligne Antoine Louiset, cofondateur de YouSign à propos du méga fonds européen.
« La promotion de l’innovation européenne passe aussi par les normes éthiques »
Sabine Marcellin, avocate fondatrice du cabinet Aurore Legal
« Pour une Europe numérique plus forte, un financement de 100 milliards serait grandement favorable à l’innovation. Cependant, le financement n’est pas le seul levier, l’innovation passe aussi par la construction des normes et standards internationaux. Naturellement, les normes techniques influencent fortement les marchés, comme la 5G. Mais, les normes éthiques et juridiques occupent également un rôle primordial. Pour promouvoir les industries prioritaires, telles que l’Intelligence artificielle ou la cybersécurité, il faut aussi compter sur des règles juridiques adaptées et porteuses de confiance. Les écueils de l’économie européenne sont connus, notamment la fragmentation du marché et une coopération public-privé limitée. Mais l’UE dispose aussi d’atouts, dont le dynamisme des start-up, la qualité de la formation et un système juridique fondé sur des valeurs éthiques. »